Bien souvent au fil de ces billets, je conclus mon propos par une phrase désabusée sur l’incapacité des décideurs (politiques, économiques, sociaux tout autant que familiaux) à tenir compte de ce que nous disent de manière convergente les chercheurs. Quelques thèmes en particulier : les écrans, la musique, les sodas, le leadership, la relation à la nature, et bien d’autres.
Dans le courant de l’année 2019, j’ai lu un délicieux roman anglais intitulé Sans oublier la baleine, de John Ironmonger. L’auteur y raconte comment un petit village anglais s’organise lors d’une pandémie qui touche l’ensemble de la planète. Dans le cours du livre, l’un des personnages explique que deux causes peuvent conduire à un effondrement de notre civilisation.
La première cause est le pétrole – voir sur ce thème un autre roman anglais, La théorie des dominos d’Alex Scarrow. Pour résumer, un arrêt brutal de l’approvisionnement en pétrole conduirait en trois jours les êtres humains à s’entre-tuer pour une boîte de conserve.
La deuxième cause m’a semblé plus surprenante : la grippe. A partir de l’exemple de la grippe espagnole, qui a fait entre cinquante et cent millions de morts après la Première Guerre mondiale, le personnage du roman de John Ironmonger (écrit en 2015) explique comment un petit virus sous une forme quelque peu virulente peut mettre à mal toute la civilisation mondiale. Et dans sa post-face, l’auteur cite l’une de ses principales sources, un article écrit en 2008 par l’Anglaise Deborah MacKenzie intitulé Will a pandemic bring down civilisation? (Une pandémie terrassera-t-elle la civilisation?). Un article dont on reparle abondamment aujourd’hui, avec la pandémie du Coronavirus Covid-19.
D’innombrables romans sont basés sur ce thème d’un effondrement de la civilisation après une pandémie mondiale. Déjà dans les années 1820, le roman de Mary Shelley Le dernier homme avait pour cadre une épidémie de peste qui décimait la planète. Et bien d’autres romans ont suivi, dont évidemment La Peste, d’Albert Camus. Mais ces romans étaient classés au rayon de la science-fiction ou du conte philosophique.
Mais revenons à notre sujet. Les chercheurs, eux, ne font pas de la science-fiction ou de la philosophie. Ils établissent des protocoles, font des expérimentations et en tirent des conclusions. Pourquoi les décideurs, à tous niveaux, ne tiennent pas compte (ou bien peu) du travail de ces chercheurs ? Pourquoi ne veulent-ils pas entendre les conseils de nombreuses personnes aux compétences reconnues, s’appuyant sur une démarche raisonnée ? Comme bien souvent, les mythes grecs viennent nous éclairer. Rappelez-vous l’histoire de Cassandre.
Cassandre, fille de Priam, le roi de Troie, reçoit d’Apollon le don de dire l’avenir. Mais elle se refuse à lui et le dieu irrité décrète que les prédictions de Cassandre ne seront jamais crues, même de sa famille. Et on sait que toutes les prédictions de Cassandre se sont réalisées, Troie a été détruite et la famille de Cassandre décimée.
On traite souvent les chercheurs et les lanceurs d’alerte de « Cassandre » lorsque l’on ne veut pas entendre ce qu’ils nous disent. Le terme est alors péjoratif, on considère que ces gens s’alarment pour rien et donc que nous n’avons pas à les écouter. Et lorsqu’une crise majeure survient, tous les décideurs s’étonnent, comme si une fatalité leur était tombée du ciel.
Dans le monde complexe où nous vivons, l’importance d’écouter ce que nous disent les chercheurs semble une évidence. Et ils sont des « Cassandre » sur bien des sujets. Ne faisons pas l’erreur du roi Priam.
Bruno Hourst
Ressources
Will a pandemic bring down civilisation ?
Sans oublier la baleine
La théorie des dominos