Donald Trump, un archétype vieux comme le monde

Malgré tous les comportements outranciers et erratiques qu’il a montré pendant les quatre années de sa présidence, Donald Trump n’a pas fini de fasciner le monde. On parle déjà de « génération Trump » et de « bébés Trump », comme s’il avait apporté à l’humanité un modèle nouveau. Pourtant il n’est qu’un représentant d’un modèle répandu de dirigeants à travers l’espace et le temps, juste un peu plus visible que les autres. J’en ai retrouvé la trace… chez Platon. Suivez le guide.

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En ce mois de novembre 2020, confiné comme tous mes concitoyens et donc empêché de liens sociaux directs avec mes congénères, j’ai suivi le conseil avisé d’un expert, Sénèque, exprimé dans ce petit livre qui aurait pu être écrit hier, De la brièveté de la vie. Je cite :

Nous pouvons discuter avec Socrate, douter avec Carnéade, trouver la paix avec Epicure, maîtriser la nature de l’homme avec les Stoïciens, la dépasser avec les Cyniques. Puisque la Nature nous  permet de communiquer avec n’importe quelle époque, pourquoi ne pas quitter cet étroit et éphémère passage de notre vie et ne pas nous lancer de tout notre être dans ces espaces illimités, éternels et où nous pouvons côtoyer ceux qui sont meilleurs que nous ?

Et donc me voilà, suivant le conseil de Sénèque, recherchant la compagnie de Socrate et prêt à m’élancer avec une crainte respectueuse à l’assaut de ce monument, de cet Everest de la philosophie qui m’a toujours effrayé : La République, de Platon. Mais après tout, me dis-je, que risque-t-on à passer un moment avec Socrate ? Et me voilà parti.

Au début du texte, Socrate s’interroge sur la notion de justice, à sa manière, en posant des questions à ses interlocuteurs – ce que l’on appelle la maïeutique. Tout se passe bien, les choses se clarifient progressivement sur ce qu’est la justice. Et voilà que débarque dans la discussion un bouillant intervenant, Thrasymaque, prêt à en découdre avec Socrate sur ce sujet. Les injures volent bas de sa part – et il fait irrésistiblement penser, dans ses comportements, à Trump ! Il traite Socrate de nul, d’utiliser la malice et d’être ignoble pour arriver à ses fins, de sycophante et autres noms d’oiseaux.

Socrate, avec sa placidité – non dénuée de malice effectivement – lui laisse la parole et laisse Thrasymaque exposer sa visée de la justice.

Si Thrasymaque n’était qu’un vibrionnant interlocuteur, il ne servirait que de faire-valoir à Socrate dans ce dialogue platonicien. Mais ses idées de ce qu’est, pour lui, la justice a (me semble-t-il) perduré jusqu’à nous à travers les âges et est devenu un modèle  majeur de gouvernance, malgré nos affirmations incantatoires sur la démocratie, les valeurs affichées sur les frontons de nos mairies ou la Déclaration des droits de l’homme.

Voici comment Thrasymaque définit la justice – je cite :

Voici la forme la plus exacte qu’il soit possible de lui donner : le gouvernant, pour autant qu’il est gouvernant, ne se trompe pas ; s’il ne se trompe pas, c’est ce qui est le meilleur pour lui-même qu’il décrète ; et c’est cela que le gouverné a le devoir d’exécuter. En conséquence, la justice, c’est de faire ce qui profite au plus fort.

Bigre ! Socrate évidemment n’est pas d’accord avec Thrasymaque tout en l’appelant, avec son humour caustique habituel, son bienheureux ami. Il tente de l’amener à une vision toute contraire de la justice, où le gouvernant ne cherche que le bien du gouverné, sans aucun bénéfice pour lui. Peine perdue ! Toujours bouillonnant, trumpiste avant l’heure,Thrasymaque continue à enfoncer le clou et fait une magnifique apologie de l’injustice.

En bref, il faut vraiment être un crétin fini pour avoir une autre vision de la justice que la sienne, et il cite de nombreux exemples à l’appui – tous très pertinents. En voici quelques exemples

  • dans les relations contractuelles, quand deux personnes s’engagent l’une envers l’autre : à la dissolution de l’engagement, jamais ce qui revient au juste n’est plus élevé que ce qui revient à l’injuste, mais est plutôt moindre ;
  • dans les contributions à l’État – les impôts – le juste, à ressources égales, contribue pour plus que l’injuste ;
  • lorsqu’ils ont une charge dans la conduite de la Cité, l’investissement du juste au service de ses concitoyens fait que ses affaires privées périclitent (car sont négligées) et il ne tire aucun bénéfice personnel de son investissement dans la chose publique ; pire : il se rend odieux tant à ses proches qu’à ses relations, en refusant de leur rendre aucun service qui soit contraire à la justice ; l’injuste fait tout le contraire.

Mais le comble de l’injustice, continue Thrasymaque, ce qui porte au comble du bonheur celui qui l’a commise et au comble de l’infortune ceux qui en sont la victime et qui se sont refusés à l’injustice, c’est la tyrannie : par surprise ou bien en force, elle dérobe, non par petits morceaux mais tout en bloc, ce qui appartient à autrui : biens humains, biens de particuliers et biens de l’État, libertés…

Si, sur chaque partie de cet ensemble, l’injustice est dévoilée, le coupable est puni et chargé des pires opprobres. On le traite de voleur, spoliateur, pilleur, asservisseur d’hommes… Mais lorsqu’un homme, sans parler des fortunes confisquées, a en outre asservi ses concitoyens eux-mêmes, alors, à la place de ces noms infamants, il est traité de « bienheureux ». C’est la peur, non pas de commettre des actes injustes mais d’en être la victime, qui transforme un objet d’opprobre et le fait accepter.

Et Thrasymaque de conclure (je cite) :

Tu le vois, Socrate, il y a plus de vigueur, plus de libre dignité, plus de maîtrise dans l’injustice que dans la justice, quand l’injustice croît au degré convenable ; et ainsi que je le disais en commençant, ce qui est profitable au plus fort, voilà précisément en quoi consiste la justice, l’injustice étant ce qui est à la fois avantageux et profitable à soi-même.

Socrate, avec son habileté habituelle, va emberlificoter  Thrasymaque dans les contradictions inhérentes à sa théorie de la justice, jusqu’à ce qu’un nouvel interlocuteur, Glaucon, reprenne le flambeau de Thrasymaque. Le dialogue platonicien ne s’arrête pas là, évidemment.

Peut-être, à la lecture de ce résumé du début du texte de Platon, certains autres exemples de comportements, dans des pays ou des gouvernements, dans le passé ou le présent, vous sont venus à l’esprit. Des pays ou des gouvernements où la conception de la justice de Thrasymaque (au sens de justice humaine) est la norme. Où la justice est de faire ce qui profite au plus fort. J’aurais tendance à voir partout cette conception en œuvre, la plupart du temps cachée sous des voiles de mots et de discours conjuratoires. La seule différence de Donald Trump, c’est de l’avoir mise au grand jour, sans hypocrisie. Faut-il l’en remercier ?…

Bruno Hourst