Pour mieux mémoriser, ne prenez pas de photos


Notre utilisation – souvent compulsive – du smartphone intéresse de plus en plus les chercheurs, autant sur le plan de notre santé mentale que dans tous les aspects de notre vie.
Une étude publiée dans le Journal of Experimental Social Psychology s’est intéressée à l’utilisation du smartphone comme appareil photo pour partager, via les réseaux sociaux, de nombreux moments de notre vie.
La conclusion de l’étude : l’obsession de prendre des photos avec notre smartphone nous fait perdre nos meilleurs souvenirs. Les chercheurs ont constaté que les gens sont si distraits par la prise de photos qu’ils ne pouvaient pas vraiment se souvenir de ce qu’ils avaient vu.
Comme l’explique Emma Templeton, chercheuse en psychologie au Dartmouth College (Grande-Bretagne) et qui a dirigé l’étude, « les smartphones sont des distractions qui empêchent de prêter complètement attention au monde qui nous entoure ».

Pour cette étude, les chercheurs ont utilisé des centaines de personnes visitant une magnifique église, celle du Stanford Memorial située sur le campus de la Stanford University en Californie (États-Unis). A l’entrée, il y a une immense fresque représentant Jésus accueillant les âmes méritantes au paradis – un paradis avec des palmiers. L’intérieur de l’église comporte des mosaïques, des vitraux et de nombreuses peintures religieuses.
Une semaine plus tard, ils ont interrogé, sous forme de test, les visiteurs sur certains aspects de la visite. Les personnes ayant utilisé leur smartphone pour prendre des photos se rappelaient moins bien les détails de la visite que des personnes n’ayant rien d’autre que leurs souvenirs.

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Comment expliquer cela ? Les scientifiques nous disent que lorsque nous créons des souvenirs, les neurones de notre cerveau font des liens entre nos sensations et ce que nous vivons. Et que pour créer un souvenir durable, il faut prêter attention à ce que nous vivons, il ne faut pas être distrait. Cela demande un effort d’attention.
Comme le dit Emma Templeton, prendre des photos avec notre smartphone nous rend distrait, et lorsque nous sommes distraits, les souvenirs ne sont pas correctement stockés dans nos cerveaux – par contre ils remplissent les sites des médias sociaux comme Facebook, Twitter et Instagram.
Dit autrement : l’omniprésence des smartphones insère dans notre vie quotidienne une source potentiellement géante de distraction.

Et Emma Templeton et ses collègues soupçonnent qu’il n’y a pas que la fonction « photo » du smartphone qui soit une source de distraction. D’autres études ont montré que l’utilisation de n’importe quel média lors d’un événement (envoi de SMS, de tweets, etc.) peut entraîner des défauts d’attention et de mémorisation.

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En allant plus loin, on peut se poser la question : est-ce que les smartphones influencent nos capacités cognitives, c’est-à-dire modifient notre intelligence et nos capacités cérébrales et, pourquoi pas, nous rendent idiots ?
Les chercheurs pensent que le smartphone influence nos capacités cognitives, mais sans forcément y voir un aspect négatif. Et ils ont du mal à évaluer l’impact des smartphones sur nos capacités cognitives par le fait que nous changeons constamment la façon dont nous utilisons ces appareils.
Par exemple, prendre des photos peut servir à ce que l’on appelle le « déchargement cognitif » : nous externalisons nos capacités mentales et de mémorisation en les confiant à des appareils technologiques. Est-ce une bonne chose ?
En 2015, des chercheurs en psychologie de l’Université de Waterloo (Grande-Bretagne) ont publié un article sur la décharge cognitive, intitulé The brain in your pocket : Evidence that Smartphones are used to supplant thinking.
« Beaucoup de gens, quand ils lisent notre article, pensent que notre idée est que les smartphones vous rendent stupide », dit Nathaniel Barr, l’auteur principal de l’article. « Notre interprétation principale est que c’est en fait un excellent moyen pour une personne qui a une capacité cognitive inférieure d’augmenter la capacité de son cerveau. »
Le déchargement cognitif peut ne pas être une mauvaise chose si nous nous déchargeons de choses banales qui ne méritent pas d’être mémorisées, comme des numéros de téléphone.

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Et qu’en est-il de l’impact émotionnel lorsque nous prenons des photos avec notre smartphone ? En fait, cela dépend de notre but en prenant les photos.
Certaines personnes prennent des photos pour les partager avec d’autres personnes (par exemple, pour les publier sur Facebook), tandis que d’autres prennent des photos pour eux-mêmes (par exemple, pour se souvenir d’un moment particulier).
Dans 12 études faisant intervenir plus de 2 800 participants, les résultats montrent que ceux qui prennent des photos pour les partager avec d’autres ont un ressenti émotionnel moindre que ceux qui prennent des photos pour eux-mêmes. Les émotions associées sont souvent oubliées, comme le précise Alixandra Barasch, experte en sciences cognitives à la New York University (États-Unis). On se souvient des événements comme si on était extérieur à la scène.

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En résumé, les scientifiques nous expliquent que la fabrication intentionnelle de souvenirs demande un certain effort. Pour cela, il nous faut faire attention à notre environnement, ne pas être distrait. Et le smartphone, dans son emploi d’appareil photo comme dans ses autres emplois, a tendance à nous rendre distrait par rapport à notre environnement extérieur. Autant il peut être utile comme « décharge cognitive » pour ce qui ne mérite pas d’être mémorisé, autant il peut aussi nous empêcher de nous créer des souvenirs de qualité.

Ceci étant dit, on pourra regretter que l’usage du smartphone comme appareil photo, en particulier dans les musées, soit devenu la norme et soit autorisé, empêchant souvent les personnes qui souhaitent « rencontrer » les œuvres d’art présentées de le faire dans un climat d’attention et de sérénité. Peut-être faudrait-il expliquer à toutes les personnes, qui photographient sans regarder vraiment, les résultats des recherches présentées ci-dessus.

Bruno Hourst

Références
Media usage diminishes memory for expériences
How the intention to share photos can undermine enjoyment
The brain in your pocket : Evidence that Smartphones are used to supplant thinking
Facebook and Instagram are ’killing off our memories’
What smartphone photography is doing to our memories
Prendre des photos avec nos smartphones change notre façon de se souvenir